LOUIS MATHIEU - NAISSANCE DE LA CARDIOLOGIE A NANCY
Jean-Marie GILGENKRANTZ
Toute
Histoire - et celle de la naissance de la cardiologie à Nancy n’échappe pas à
la règle - est faite d’une suite d’événements qui ne prennent toutes leurs
valeurs que remis dans un double contexte : celui, bien sûr, de l’époque où ils
se sont produits et surtout celui des Hommes qui les ont accompagnés, voire
suscités, avec leurs intuitions, leur volonté, leur ténacité, leur travail dont
on trouve souvent les racines dans l’environnement familial dont ils sont
issus. La vie de Louis Mathieu en est une vivante démons tration.
Son
père Charles (1864-1961), fils d’un paysan des environs de Neufchâteau, - très
précisément de Mont-les-Neufchâteau - est le plus jeune d’une fratrie de trois
enfants. Son frère aîné reprenant la ferme, il opte pour une carrière dans
l’enseignement et s’inscrit à l’Ecole d’Instituteurs de Mirecourt où il prépare
l’entrée à l’Ecole normale supérieure de Cluny, en Saône et Loire. Alors qu’il
n’a pas passé le baccalauréat, il se présente à une agrégation dite
"moderne" (elle n’existe plus de nos jours) qui comportait plusieurs
épreuves : latin, grec, français, histoire, géographie et allemand. C’est en
tant que professeur d’histoire qu’il sera nommé à Besançon, avant de terminer
sa carrière au Lycée Henri Poincaré de Nancy.
Son
premier fils, Louis naît le 5 septembre 1895 à Besançon puis, en 1900, son
deuxième fils, Max, futur sénateur de Meurthe et Moselle. Alors qu’il est âgé
de 5 ans, les aléas de la vie amèneront Louis dans un collège allemand durant
plusieurs mois. De ce séjour, bien que court, il lui restera une connaissance
et une pratique de la langue allemande.
A son
retour en France, il entreprend de brillantes études classiques, marquées par
un attrait particulier pour le latin et le grec, qu’il sera capable de lire
dans le texte jusqu’à la fin de sa vie. Outre ses activités scolaires, il prend
des leçons particulières de violon. Il en jouera pendant presque toute sa vie.
Premier bac à 14 ans, puis prix d’excellence en philo l’année suivante, c’est
avant tout un littéraire, à tel point qu’il envisage de poursuivre ses études
dans cette voie mais, pour ce faire, il faudrait partir à Paris, projet qui ne
reçoit pas l’approbation paternelle compte tenu de son âge… Il sera donc
médecin.
En
1912, il entre à la Faculté de Médecine de Nancy. Un de ses premiers souvenirs
de jeune étudiant - qu’il prenait plaisir à raconter - était celui d’un homme
hospitalisé pour céphalées. C’était un cuirassier qui avait participé à la
célèbre charge de Reichshoffen en 1870 : un coup de sabre prussien lui avait
fait sauter un important copeau de la table externe de la boîte crânienne.
La
deuxième année de médecine se termine par la déclaration de guerre, en août
1914 : il a 19 ans. Mais, une pleurésie tuberculeuse l’immobilisera durant 4
mois. Il sera appelé l’année suivante, le 9 septembre 1915, et nommé, comme
tant d’autres jeunes étudiants, médecin auxiliaire le 25 octobre 1915. Il rejoint aussitôt son
unité, le 37° Régiment d’infanterie. Est-il besoin d’évoquer ce qu’était la vie
des jeunes médecins en première ligne, les risques qu’ils prenaient pour aller,
avec des brancardiers, donner les premiers soins aux blessés sur les champs de
bataille ? La liste, à l’entrée de l’hôpital Central, des internes des hôpitaux
de Nancy morts pour la France en témoigne. Qu’il me suffise de rappeler que, blessé à trois reprises, Louis Mathieu aurait pu être
affecté à l’arrière, mais par deux fois il se portera volontaire pour retourner
en première ligne. De ces blessures, il subsistera quelques éclats d’obus. A
l’armistice, le Pr Hue de Rouen
parviendra à extraire le plus volumineux d’entre eux qui irritait de temps à
autre le sciatique poplité externe, mais quelques éclats plus petits seront
laissés en place et certains seront retirés très longtemps après la fin des
hostilités.
Il recevra la croix de guerre avec 4 citations
et sera élevé, le 6 juin 1920, à titre militaire, au grade de Chevalier de la
légion d’honneur. Démobilisé en début d’année 1919, il sera habité en
permanence, comme tous les anciens de 14-18, par les souvenirs de cette guerre,
de ce qu’il a vécu à Verdun ou au Chemin des Dames.
Le
retour à la vie civile n’est pas évident après une telle interruption, et
pourtant il faut aller vite : la France manque de médecins. C’est l’externat
des hôpitaux au printemps 1919, suivi, dès l’année suivante, de l’internat,
concours où il est reçu major.
Sa
présence simultanée au laboratoire de toxicologie du professeur Garnier, comme
préparateur, et à la clinique de dermato-syphiligraphie du professeur Spillmann détermine ses premières recherches expérimentales
et cliniques. Elles aboutiront à six publications et à sa thèse de doctorat
intitulée " La destinée dans
l’organisme et l’élimination des composés organiques de l’Arsenic ".
Il obtiendra successivement un prix de Médecine en 1920, de chimie en 1923 et
de thèse l’année suivante.
Nommé
chef de clinique en 1924, il intègre la clinique médicale du professeur Etienne
assisté du professeur agrégé Cornil. C’est avec ce
dernier qu’il recueille quelques observations d’affections neurologiques dignes
d’être publiées dans La Revue Médicale de
l’Est : diplégie faciale, paralysie isolée de grand dentelé, traitement de
la sclérose en plaques, pour n’en citer que quelques-unes.
Mais
un travail, passé un peu inaperçu dans son épreuve de titres, prend, a posteriori, un certain intérêt. Il est
intitulé : " Cartes des stations
thermales et climatiques ". Aucun rapport direct avec la Cardiologie,
bien évidemment. Pourtant il a peut-être
joué le rôle de facteur déclenchant. Pour établir cette carte en effet,
quelques visites à certaines stations thermales ont été faites, et c’est en
revenant de Vichy, avec le professeur Merklen, futur
doyen de la faculté de Médecine de Nancy, que tous deux s’arrêtent à Lyon, dans
le service du professeur Gallavardin. L’étude de
l’activité électrique du cœur constitue un des centres d’intérêt de cette
équipe. Louis Mathieu découvre alors une technique, pour le moins artisanale,
de l’enregistrement de cette activité.
Les
deux bras et le pied droit du patient sont plongés dans de l’eau salée, grâce à
une sorte de poissonnière pour les membres supérieurs et à une banale bassine
pour le pied. Les électrodes, plongées
dans le liquide, sont réunies à un galvanomètre à corde. Ainsi est enregistrée
la toute première dérivation : D1 Bien que la qualité du tracé soit discutable,
Louis Mathieu est rapidement convaincu des multiples intérêts de cette
technique.
De
retour dans le service de son Maître, le Professeur Etienne, il lui fait
partager son enthousiasme et ce dernier parvient à acquérir, pour son service,
un électrocardiographe, grâce à la générosité
d’un de ses malades privés. Il en confie le fonctionnement à son chef de
clinique qui entreprend aussitôt l’étude de quelques troubles du rythme
cardiaque.
Ses
deux premières publications sont datées du 26 avril et 22 décembre 1926. Elles
sont consacrées au syndrome de Stockes-Adams. Faut-il noter – coïncidence étonnante - qu’il en fut atteint après sa retraite et
qu’il fut appareillé dans son propre service pour ce trouble de conduction ?
En juin
1926, le doyen Spillmann de la Faculté de Médecine
soumet à la Commission des Hospices un projet de règlement d’un concours pour
le recrutement de médecins et chirurgiens des Hôpitaux. Le premier concours a
lieu en novembre 1926. Louis Mathieu est reçu major. Il reste cependant affecté
au service du Professeur Etienne jusqu’à ce que lui soit confié, en 1929, le
Service des consultations externes. Son premier interne sera Gabriel Grandpierre
qui deviendra par la suite un fidèle collaborateur
En
1930, dans les greniers du Pavillon Collinet de
Lasalle, est créé un service de Médecine Complémentaire, comportant 29 lits
dont la responsabilité lui est confiée. La dénomination " cardiologie
" n’est pas envisagée, les professeurs de clinique médicale redoutant de
se voir amputés d’une partie de leurs activités
Pour les mêmes raisons, les admissions dans ce nouveau service ne
pourront se faire que par transfert d’un autre service et non par entrée
directe.
Cette
année 1930 marque cependant l’orientation cardiologique définitive de ce
service et Louis Mathieu aimait qualifier cette période d’époque héroïque. Elle
l’était, de fait, pour de multiples raisons :
- locaux vétustes au deuxième étage sans ascenseur,
- aucun crédit pour achat de matériel (l’ECG du service avait été fourni
par Louis Mathieu lui-même, à partir d’un des appareils de son cabinet privé de
ville),
- aucune rémunération pour les assistants et les attachés, tous
bénévoles
Ce
n’est qu’en 1934 que les services économiques de l’Hôpital Central achètent un
électrocardiographe au service, encore est-il bon de mentionner que cet
appareil, fort encombrant, est placé au début dans la cave aux cobayes du
Laboratoire Central !
Trois
ans plus tard, en 1937, la Société française de Cardiologie est créée, à
l’initiative des professeurs Charles Laubry et
Camille Lian. Le docteur Louis Mathieu est contacté
pour faire partie des quelques membres fondateurs. Cette marque de
reconnaissance nationale ne modifie pas l’attitude locale. Le service garde son
appellation de Médecine Complémentaire, dans les mêmes locaux, non améliorés.
C’est ainsi que " le grenier cardiologique de Nancy " sera connu à
l’époque dans toute la France pour la qualité des soins et des travaux qui y
sont effectués.
Mais,
Louis Mathieu est le seul cardiologue dans l’Est de la France. Outre son
activité hospitalière qui l’amène, le matin, le premier dans son service, il
consacre les après-midi à ses
consultations privées et le soir, il répond très souvent à des appels à
domicile qui le conduisent dans les départements lorrains et même au
Luxembourg.
A la
déclaration de la seconde guerre mondiale, Louis Mathieu est mobilisé à Vittel
où lui est confiée la responsabilité de l’Hôpital, considéré comme celui qui
doit être capable d’accueillir la majorité des éventuels blessés !…. Démobilisé
en 1941, il rejoint son service et accepte la vice-présidence du Conseil
départemental de l’ordre des médecins, nouvellement créé, la présidence étant
assurée par le professeur Paulin de Vezeaux de Lavergne.
La fin
de la guerre s’accompagne de quelques modifications dans la politique
hospitalière et universitaire, vis à vis des spécialités. Le moment d’une
reconnaissance officielle est enfin venu :
- consécration hospitalière en 1945 : l’appellation médecine
complémentaire disparaît au profit de Service de Cardiologie.
- consécration universitaire en
1949 : Louis Mathieu est chargé de cours de Cardiologie auprès des étudiants
et, par ailleurs, nommé responsable du CES de Cardiologie nouvellement créé.
Mais
durant la deuxième guerre mondiale, aux USA, Cournand, avait effectué, en 1943,
le premier cathétérisme intracardiaque, occasion pour Louis Mathieu de demander
à Pierre Arnould, physiologiste, assistant dans le service du Professeur Abel,
de mettre au point cette technique nouvelle dans son service.
Une
pièce borgne, à l’extrémité d’un étroit couloir, sans arrivée d’eau, sera
pompeusement appelée " laboratoire d’hémodynamique "
. Quant au van Slyke, appareil utilisé pour
doser l’oxygène dans le sang prélevé à différents niveaux des cavités
cardiaques, il était placé dans une pièce minuscule, séparée des WC par une
fine cloison de bois !
Malgré
ces installations précaires, les résultats de toutes ces investigations sont
allés de pair avec les progrès de la Chirurgie cardio-vasculaire sous la
direction du professeur Chalnot et de son équipe. Il
semble que l’on puisse a posteriori rendre
hommage à cette symbiose médico-chirurgicale sans laquelle il aurait été vain
d’espérer l’aboutissement des efforts de chacun.
L’année
1950 marque enfin une reconnaissance internationale des travaux cardiovasculaires nancéiens puisque Louis
Mathieu figurera parmi les invités au premier Congrès mondial de Cardiologie qui s’est tenu à Paris en
septembre
Il
serait vain d’énumérer toutes les publications émanant du service durant les
années 50. Qu’il suffise de préciser qu’en 1952, le professeur Claude Pernot prend la responsabilité du Laboratoire
d’hémodynamique et développera à Nancy la cardiologie pédiatrique dont la
réputation dépassera très largement nos frontières.
Ainsi,
à la fin des années 50, tout est en place pour l’exercice d’une cardiologie
moderne et surtout pour permettre à toute une équipe parfaitement formée de
participer à l’explosion de cette discipline...
En
1959, peut-être un peu las de toutes ces luttes qu’il a fallu mener pour porter
cette cardiologie nancéienne à un niveau international, Louis Mathieu décide de
partir en retraite un peu prématurément, laissant la clef de son grenier à
Gabriel Faivre, un de ses premiers
élèves.
Un
demi-siècle après son départ, ce grenier est devenu " Clinique des
maladies cardio-vasculaires ", bientôt installée dans un bâtiment neuf à
la mesure de ses besoins. Mais cet aboutissement spectaculaire est une raison
supplémentaire pour honorer la mémoire de celui qui, en dépit des sceptiques,
au-delà des obstacles, a su, avec
patience et ténacité, imposer et développer cette discipline.
Qu’il
me soit alors permis d’évoquer succinctement le souvenir qu’il a laissé à tous
ceux qui ont eu le privilège de travailler à ses côtés :
Un homme de culture qui aimait modestement faire partager ses vastes
connaissances.
Un humaniste pour qui l’approche du malade, son interrogatoire étaient
une étape des plus importantes de
l’examen clinique.
Un clinicien hors pair, très attaché à la séméiologie dont il
explicitait toutes les finesses. Sans nul doute, son oreille musicale de
violoniste lui permettait de faire découvrir à ses élèves les multiples
variations d’un souffle ou les tonalités d’un roulement.
Un homme simple et chaleureux enfin qui savait faire oublier toute
distance hiérarchique par l’évocation de souvenirs personnels, souvent en
rapport avec cette première guerre mondiale qui l’avait tant marqué.
A l’heure où l’exercice de la médecine traverse une « zone de turbulence
», il n’est pas vain de garder à l’esprit l’exemple de ceux qui en avaient une
haute estime.