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L’INTOXICATION MORTELLE PAR LE NITRE DU 25 AVRIL 1787

et la réaction du Collège royal de médecine de Nancy du 4 juin suivant, rappelant aux marchands-droguistes et épiciers les règles de leur exercice professionnel

 

Pierre LABRUDE

 

 

Parmi les archives du Collège royal de médecine conservées au musée, figure un Extrait des registres daté du “quatrième juin mil sept cent quatre vingt sept et qui a trait à l’état des Pharmacies, et des boutiques des Marchands-Droguistes, des abus et contraventions aux reglemens que le Président et MM. les Conseillers ont observé en faisant leurs visites, et dont ils ont dressé des procès-verbaux” (n° 7867). Le document, de format voisin de notre A3 actuel et se présentant sous la forme d’une double feuille, est signé de Charles-Joseph Gormand, conseiller et secrétaire perpétuel du Collège, et de François-Antoine Lallemand, son président, et est revêtu de son grand sceau. Il comporte trois listes de drogues et produits chimiques, d’inégale importance, que j’examinerai plus loin.

 

La visite régulière, deux fois par an, par le président et l’un des conseillers, des pharmacies de la ville et des hôpitaux et maisons de charité, et des boutiques des marchands-droguistes installés à Nancy, fait partie des attributions du Collège, selon l’article L de ses statuts. Comme l’indique l’extrait, “après avoir pris lecture des proces verbaux, animés du zêle de veiller à tout ce qui peut interresser la vie et la santé des Citoyens, singulièrement frappés des effets nuisibles et dangereux qu’ont produit et qui pourroient renaitre encore de pareils abus et contraventions, ont été unanimement d’avis qu’il étoit nécessaire et urgent de solliciter le renouvellement la publication et l’execution des arrets, ordonnances et reglemens concernant le commerce des drogues, nommement les articles (…)”.  Après l’importante liste de ceux-ci, une série de six obligations est faite aux marchands-droguistes – et seulement à eux - pour l’exercice de leur profession. Il leur est ainsi rappelé, en premier, “qu’il leur est interdit d’exercer aucune partie de la Pharmacie, de faire, tenir, ou vendre aucunes compositions ou préparations Pharmaceutiques, sous les peines portées par les dittes loix et arrets : (…), sauf les préparations et compositions détaillées dans la liste n°1 jointe par la raison que ces substances se préparent en grand dans les manufactures et servent dans les arts”.

 

Il leur est ensuite enjoint de tenir sous clé les drogues de la liste n°2 et de respecter la réglementation de la vente des poisons, de séparer les drogues de la liste n°3 pour éviter toute communication avec les autres, de désigner dans leurs boutiques et magasins un lieu pour tenir les drogues afin qu’il ne puisse jamais y avoir confusion avec l’épicerie, d’étiqueter en grosses lettres tous les tiroirs, caisses, barils &c du nom de la drogue contenue, enfin, de fournir tous les six mois des listes de toutes les drogues qu’ils tiennent au lieutenant général de Police et au président du Collège royal de médecine. Rappelons que les activités de droguerie et d’épicerie sont liées. Auparavant, elles l’étaient avec la pharmacie, mais elles en ont été expressément séparées par la Déclaration du Roi du 25 avril 1777.

 

Les trois listes présentes dans l’extrait se rapportent successivement :

- pour la première, aux drogues préparées et composées que peuvent détenir les droguistes. Elle comporte 29 produits rangés sans ordre particulier parmi lesquels l’arsenic, la céruse, la litharge et le minium (trois sels de plomb), trois vitriols (sulfates), l’eau forte (acide nitrique), l’huile de vitriol (acide sulfurique), des esprits (de nitre, de sel, de vin), divers sels (d’oseille, ammoniac, de Duobus, de Glauber (sulfate de sodium ou sel de Lorraine), de Saturne, de Sedlitz (sulfate de magnésium ou sel d’Epsom), etc.), la soude (carbonate de sodium), le sucre de lait (lactose ?), la crème de tartre (tartrate acide de potassium) et le nitre (nitrate de potassium).

- pour la seconde, aux drogues à enfermer sous clé. Il n’y en a que cinq : le sublimé (chlorure mercurique), l’arsenic (déjà présent dans la liste n°1 et très toxique…), le realgal (sans doute le réalgar ou sulfure rouge d’arsenic), l’orpiment (sulfure jaune d’arsenic) et la cobalt (sans doute le cobolt ou poudre aux mouches ou arsenic noir utilisé pour tuer les mouches). Ce sont donc surtout des produits arsenicaux.

- pour la troisième, aux drogues à tenir exactement séparées. La liste comporte 37 produits, d’origines minérale et végétale parmi lesquels se retrouvent 13 des 29 substances d’origine minérale de la liste n°1 : les sels de plomb, les vitriols, quatre des six sels et la soude. De la liste des drogues végétales, citons l’ipéca, la coloquinte, la scamonnée, l’aloès, les hellébores noir et blanc, la noix vomique et la gomme gutte.

 

Ces listes n’ont donc pas la même finalité. La première empêche les marchands-droguistes de détenir certains produits chimiques : ceux qui ne figurent pas ici leur sont interdits, ce qui ne les prive cependant pas de faire le commerce d’autres produits considérés comme anodins. Les deux autres listes, restrictives elles aussi, concernent les conditions de détention dans leurs boutiques : soit sous clé pour les produits les plus toxiques, soit séparés, pour éviter les confusions, pour les produits chimiques plus banals et 15 drogues végétales, plus une drogue d’origine animale, les cantharides.

 

Il n’est pas douteux que de telles listes et restrictions existent déjà. Il suffit de reprendre la succession des rappels faits dans l’extrait à différents articles de textes très antérieurs à 1787 : édit de 1699, ordonnance de 1708, arrêt de 1751, lettres patentes de 1752 établissant le Collège royal, règlement du corps des apothicaires de 1764. Vingt-trois années séparent le texte le plus récent, les statuts des apothicaires, de cette décision du Collège royal de Nancy. L’Histoire montre que le Roi et son administration ont dû à maintes reprises « rappeler à l’ordre », dans le sens premier du terme, les uns et les autres en publiant à nouveau des textes depuis longtemps promulgués. Ce rappel à l’ordre intervient généralement suite à un incident ou à un accident dû à l’oubli de la réglementation, et bien sûr certaines fois, au refus délibéré de l’appliquer…

 

Il a donc dû se produire un événement de ce genre à Nancy ou en Lorraine, bien que le Collège ne le mentionne pas dans son extrait et qu’il ne rappelle que les visites qu’il effectue normalement chez les apothicaires et les droguistes de la ville. Le hasard a mis sous mes yeux la cause très probable de cette mise au point. En effet, le “Journal littéraire de Nancy” (1787, volume 22, pages 307-313) rapporte sous la plume du Docteur Dominique La Flize, membre de l’Académie de chirurgie et lieutenant du Premier chirurgien du Roi, une “Observation sur un empoisonnement causé par une trop grande dose de nitre, avec des recherches sur l’usage interne de ce médicament”, effectuée en avril et dont le procès-verbal autographe se trouve aux Archives communales de Nancy (HH 31). Ce dernier est plus succinct, et donc moins intéressant que la publication, et je me suis de ce fait appuyé sur le texte de celle-ci. Mais il y a entre les deux une autre différence importante sur laquelle je reviendrai après la description du cas.

 

Selon le “Journal littéraire”, le 27 avril précédent, à dix heures du matin, La Flize avait été appelé au chevet d’une de ses patientes, Madame Viard (épouse d’un écuyer avocat au Parlement. Le nom et ces renseignements sont propres au procès-verbal), âgée d’une cinquantaine d’années, dans l’ensemble en bonne santé, mais qui avait été atteinte le 15 avril d’érysipèle à la jambe gauche. Suite aux traitements qui lui avaient été prescrits par La Flize pendant une dizaine de jours et se trouvant mieux, elle avait désiré à plusieurs reprises se purger, et elle se trouvait à ce moment dans un état critique suite au médicament qu’elle venait d’absorber et dont elle allait mourir trois heures plus tard…

 

Plus précisément, le début de cette purgation remontait à deux ou trois jours, et le médicament choisi se composait d’une  once et demie (environ 45 g) de sel de Sedlitz et de deux onces de sirop de pomme composé dissous et dilués dans de l’eau. Madame Viard avait fait acheter le sel chez un droguiste et le sirop chez un apothicaire et en avait absorbé trois doses dans la matinée du 25. Le médicament avait agi très efficacement et, se trouvant très bien suite à cette médication, elle avait désiré la renouveler avec l’accord de La Flize. Elle avait alors écrit sur un billet la commande d’une once de sel qui avait été acheté chez un autre droguiste de la ville. C’est ce « nouveau » produit qu’elle avait absorbé dans les mêmes conditions que précédemment le 27 à 10 heures du matin et qui allait se révéler mortel. Un quart d’heure plus tard, elle avait ressenti des douleurs d’estomac avec nausées, vomissements, évacuations, convulsions, et, comme elle avait dit qu’elle n’allait pas bien, La Flize avait été appelé. Ce dernier accouru aussitôt, l’avait trouvée dans l’état décrit ci-dessus avec un pouls faible et des extrémités froides. Un thé léger puis une potion fortifiante n’avaient pas eu d’effet. La respiration était devenue difficile et le pouls avait disparu…

 

Soupçonnant rapidement une erreur médicamenteuse, La Flize avait aussitôt fait acheter chez le même droguiste le même produit en quantité identique, et il avait immédiatement reconnu du nitre. Il avait alors sollicité la consultation de confrères et prescrit des boissons mucilagineuses et un gros (un peu plus de 3,8g) de magnésie (oxyde de magnésium) pour “émousser les pointes irritantes du nitre” par absorption. Mais Madame Viard était morte trois heures après la prise de nitre avec un feu dévorant dans l’estomac et des douleurs des entrailles. L’ouverture du corps le lendemain, à la demande de la famille, avait révélé l’existence de lésions importantes dans l’estomac : distension par un liquide rouge d’un volume voisin d’une pinte (0,93 litre), lésions histologiques importantes et inflammation. La bouche et l’œsophage en revanche n’étaient pas du tout atteints.

 

Le liquide retiré de l’estomac avait été porté pour analyse chez l’apothicaire Joseph Sigisbert François Mandel, également bachelier en médecine et connu en tant que chimiste, dont l’officine se trouvait 87 rue Saint-Dizier. Remarquons « en passant » que La Flize ne s’est pas adressé au laboratoire de chimie de la Faculté de médecine avec qui les rapports du Collège royal sont toujours délicats… Effectuant des expériences devant La Flize, Mandel avait démontré que l’empoisonnement de Madame Viard était bien dû au nitre. La responsabilité de ce produit dans l’intoxication ayant été mise en doute par certains qui prétendaient qu’il n’était pas un poison, même à forte dose, La Flize avait pu trouver le rapport d’une grave intoxication due au même produit dans des conditions similaires à Edimbourg le 8 septembre 1765 : confusion de sel de Glauber et de nitre. Une jeune femme, enceinte, et désirant se purger, avait survécu à l’absorption de nitre grâce à l’emploi d’ipéca, d’huile et d’eau qui l’avaient fait vomir et évacuer, mais elle avait perdu son enfant…  

 

La Flize conclut la publication de ce cas en écrivant : cette “Dame a été la malheureuse victime d’une erreur provenant de l’abus de prendre chez les droguistes des médicaments au détail, car si l’on avait demandé à un apothicaire de Nancy, une once de sel de nitre (synonyme du mot nitre), il n’aurait pas manqué de faire des questions sur l’usage qu’on voulait en faire et aurait dit à coup sûr, qu’il ne pouvait être donné à cette dose sans danger”. Cette phrase est très juste dans ses deux parties mais elle ne correspond pas tout à fait à la situation. En effet, il n’a pas été demandé du nitre au second droguiste, mais du sel de Sedlitz. L’homicide est le résultat d’une erreur comme La Flize l’indique. S’il est presque sûr qu’un apothicaire se serait méfié, le droguiste aurait pu faire de même, se montrer prudent et/ou curieux et poser des questions…

 

Revenons sur ce qui différencie le procès-verbal de la publication. Il est très étonnant de constater que deux points ne concordent pas entre les deux textes. D’une part le procès-verbal place l’accident et son issue fatale environ quatre heures plus tôt que la publication : vers 6 heures et à neuf heures du matin au lieu de dix heures et treize heures. D’autre part les praticiens sollicités ne sont pas les mêmes, ou, plus précisément, ils ne sont pas présents aux mêmes moments : le procès-verbal indique que La Flize, Lallemand et Mandel ont été « convoqués » ensemble chez Madame Viard à huit heures trente du matin et qu’ils ont tous les trois constaté l’erreur et effectué les expériences de chimie avant de signer ce document à dix heures à la pharmacie Mandel. Ce dernier est allé à onze heures le déposer entre les mains du procureur Joseph Henry à l’Hôtel de police en y joignant un paquet contenant le nitre incriminé. Pour sa part la publication ne fait intervenir un second praticien pour consultation qu’après que La Flize a fait le diagnostic de confusion entre le sel de Sedlitz et le nitre ; elle ne fait par ailleurs intervenir Mandel que dans sa pharmacie pour faire l’expertise, et pas du tout sur place. Tout ceci donne l’impression que La Flize veut s’attribuer le « mérite » de s’être occupé de cette affaire et d’en avoir fait le « diagnostic ». Il aurait été intéressant de savoir ce qu’en ont pensé Lallemand et Mandel à la lecture du journal…  

 

Le nitre ou nitrate de potassium est connu depuis l’Antiquité. Il a été employé en médecine dans plusieurs indications, la plus classique étant comme diurétique, en solution dans une potion ou une tisane, en poudre ou en pilule. C’est ainsi par exemple que la Pharmacopée des pauvres…  du Professeur Nicolas Jadelot, parue à Nancy en 1784, propose une « tisane nitrée » constituée simplement de tisane commune et de nitre, ainsi qu’une « poudre diurétique » dont l’un des quatre composants est le nitre. Mais à dose élevée, ce dernier est un poison qui peut être mortel, comme le montre le cas de Madame Viard

 

Précisons ici que, tant le nitre que les sels de Sedlitz et de Glauber figurent à la liste n°1 (ci-après) et peuvent donc être détenus par les droguistes, cependant que le sel de Sedlitz, dont la confusion est la cause du décès, est porté sur la liste n°3, c’est-à-dire doit être tenu exactement séparé. Nous ne savons pas auprès de quels droguistes nancéiens le sel de Sedlitz et le nitre ont été acquis ; le procès-verbal et la publication ne le précisent pas. Ils sont plusieurs en ville, et les contrôles effectués par les délégués du Collège royal assistés d’apothicaires montrent qu’ils ne respectent pas tous très bien la réglementation.

 

Plusieurs visites occupent toute la journée du 1er mai 1787, de huit heures à dix-sept heures. Elles concernent neuf marchand-droguistes, sans doute la totalité de ceux qui sont installés à Nancy. Etaient-elles prévues ou sont-elles la conséquence de la mort de Madame Viard quatre jours plus tôt ? Il n’en est rien dit dans les procès-verbaux (HH 31). Les « inspecteurs » sont Antoine-François Lallemand, président du Collège royal, Charles-Joseph Desvillers, ancien président et conseiller, Sigisbert Mandel et Romuald Graux, jurés du corps des apothicaires. Ils commencent leurs visites par Charles Jeanroy, rue des Quatre-Eglises, et constatent qu’il est totalement en règle. Aussitôt après, Philippe Puyproux, rue de la Boucherie (aujourd’hui rue du Duc Raoul), est reconnu « coupable » d’avoir rangé une pâte pour tuer les rats avec les drogues qu’il doit mettre sous clé, d’où un risque de confusion… Par ailleurs, il n’a pas le registre sur lequel il doit inscrire les coordonnées des praticiens et artisans habilités qui lui achètent certains produits dangereux ou toxiques, mais, à la place, il conserve les billets de ses clients. Plus grave est l’affaire d’Alexandre Tardieu, installé rue des Carmes, qui exerce illicitement la pharmacie, ne dispose pas de toutes les drogues dans la qualité requise et ne peut présenter de registre. L’analyse des drogues saisies chez lui occupera une bonne partie du mois et sera clôturée le 29 mai… Chez Frédéric Botta, rue Saint-Jean, Henry Beaulieu (?) en un lieu non précisé, et Antoine Vauttrin, rue Saint-Dizier, tout est en ordre. Les visites reprennent à quatorze heures, mais aucun reproche n’est fait à François Drague (?) et Augustin Thomassin, rue Saint-Georges, ni à Louis Saulnier, rue des Dominicains.

 

Si l’hypothèse de la relation entre l’intoxication mortelle due à l’erreur d’un droguiste et les décisions du Collège royal est juste, la réaction de ce dernier a été assez rapide puisqu’elle n’a demandé qu’un peu plus d’un mois au total. Il est possible que les visites des droguistes et la réunion du Collège aient été prévues pour le début du mois de mai et pour le 4 juin. Dans le cas contraire, elles ont été organisées en réponse à cet accident. Sans introduire de nouveaux règlements, le Collège a rappelé les prescriptions anciennes toujours en vigueur concernant le commerce des drogues, et, comme indiqué plus haut, sollicité leur renouvellement, publication et exécution. La liste des six obligations et défenses faites aux marchands-droguistes-épiciers s’appuie sur trois listes de produits chimiques et de drogues, assez courtes et nommément mentionnées dans ces obligations. Ces listes ont certainement été définies et publiées à cette occasion.

 

La toxicité des denrées commercialisées en droguerie et les risques consécutifs à leur emploi et surtout à leur absorption accidentelle n’étaient pas du tout ignorés, et les instances officielles en étaient parfaitement conscientes depuis longtemps comme le montre la réglementation de l’époque. La réaction du Collège apparaît donc comme normale et satisfaisante. Il remplit avec rapidité et efficacité son rôle de protection de la population, de contrôle de l’hygiène publique et de police de la droguerie et de la pharmacie.