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LA FOLIE A L’OPERA

 

Michel LAXENAIRE

 

 

Rien ne semblait devoir unir la folie et l'opéra. Pourtant, presque dès sa naissance, à la fin du XVIe siècle, l'opéra a comporté des scènes dites “de folie”, qui ont emporté tout de suite un succès considérable. D'où venait cet engouement assez inattendu ? La question vaut d'être posée, d'autant que ce succès initial ne s'est jamais démenti au cours des siècles suivants.

 

Les raisons de ce succès se situent à plusieurs niveaux

• Au premier niveau, il faut à l'évidence incriminer la structure même de l'opéra. En alliant par convention chant, musique, action théâtrale et représentation scénique, l'opéra réunit tous les ingrédients pour devenir un art de la démesure, “un art total”, selon l'expression de Richard Wagner. Dans l'opéra, tout est excès, tout est outrance. Ses livrets, quand ils sont tirés d'œuvres célèbres, ne retiennent que les plus cruelles et les plus dramatiques, celles qui se terminent dans le sang, le crime ou le suicide. En portant à la scène de tels drames, les librettistes et les compositeurs, se sont vite aperçus que la seule façon de les justifier était de les attribuer à ce qu'on appelait alors “la folie”. D'où la nécessité qui s'est rapidement imposée, d'introduire des scènes dites “de folie”, où le ténor ou la soprano basculaient soudain dans le délire et la démence.

 

• A un second niveau, ce sont les origines particulières de l'opéra qui sont à mettre en cause. Né dans les salons lettrés de Florence, il prit pour thème fondateur le mythe d'Orphée. La chose peut se comprendre car, aussi habile à jouer de la lyre qu’à charmer par sa voix, Orphée, descendu aux enfers pour retrouver son Eurydice, est le patron de tous les musiciens. Il était donc naturel qu'il devienne le premier héros de l'opéra naissant. Toutefois, son histoire tragique, où se mêlent inextricablement amour, déraison et mort a conduit assez logiquement l'opéra sur les chemins de la folie. Après que l'histoire d'Orphée eut épuisé sa fascination, les librettistes se sont tournés vers d'autres épisodes de la mythologie. Mais, comme c'est bien connu, les dieux de l'Olympe ne sont guère raisonnables. Leur divinité ne les empêche en aucune façon d'être affligés des défauts et des passions qui, depuis que le monde est monde, accablent les humains. Ils n'échappent ni à la colère, ni à l'ambition, ni à la vengeance et encore moins aux complications des amours illicites et aux fureurs de la jalousie criminelle. Leurs passions, poussées à l'extrême, finissent le plus souvent en crises de folie et en actes criminels.

 

C'est essentiellement pour ces deux raisons que l'opéra a rencontré “la folie” et a été amené à l'intégrer à nombre de ses thèmes. Ce faisant, il a rendu un grand service à la maladie mentale car, grâce à la musique et à la voix, il a magnifié les excès et la démesure des passions humaines à un point jusque-là inégalé. La folie, en représentation sur la scène des théâtres, amplifiée par la voix des divas, donna aux compositeurs l'occasion de déployer leur virtuosité et leurs talents en les incitant à pousser leur art aux extrêmes limites de l'esthétique. Pour peindre la folie, ils s'autorisèrent des audaces techniques, qu'ils n'auraient jamais osé utiliser dans un contexte “normal” et ils prirent prétexte des désordres mentaux pour multiplier les vocalises audacieuses, les pousser aux limites de la tessiture et frôler des dissonances qui, à l'époque, étaient considérées comme les signes évidents du délire.

 

Ceci dit, l'étude des “scènes de folie à l'opéra” présente deux sortes d'intérêt :

• Le premier est historique : les “scènes de folie” épousent en effet étroitement les conceptions de leur époque sur la maladie mentale. Ces conceptions qui font partie du contexte culturel et social d'une époque, sont tributaires des idées, des croyances, des modes et des préjugés de leur temps si bien que, plus encore que les autres maladies, la folie a suscité au cours des siècles des hypothèses psychopathologiques, souvent extravagantes, parfois dangereuses. Mais, quelles qu'aient pu être ces idées ou ces hypothèses, l'opéra en a constamment été le miroir fidèle et l'écho sonore. C'est la raison pour laquelle “Les scènes de folie” constituent une mine d'informations incomparable pour l'histoire de la psychiatrie.

 

• Le deuxième intérêt est d'ordre musical : la maladie mentale appartient, par définition, au domaine de l'incommunicable. Il est presque impossible de traduire en termes cohérents ce qui relève de l'incohérence. Or, la musique et la voix chantée apportent une solution originale à cette difficulté majeure. Comme l'une et l'autre relèvent plus de l'émotion que de la raison, elles sont en prise directe avec les affects, les sentiments et les passions. On a même pu dire que la musique était le langage de l'inconscient. La langue parlée en effet est constituée de Signifiants (les mots), qui correspondent à des Signifiés (les choses). La musique, elle, est faite de Signifiants sans Signifiés. En d'autres termes, les sons musicaux, au contraire des phonèmes de la langue, ne signifient rien de précis ni de rationnellement communicable. Si un français, par exemple, peut comprendre immédiatement la signification du mot “arbre”, il sera par contre réduit aux hypothèses quant à la signification d'un thème musical “en ut majeur”. Il saura seulement que ce thème sera empreint d'une certaine solennité mais, pour le reste, son interprétation, purement subjective, dépendra de son écoute, de sa culture, de sa sensibilité et de ses souvenirs plus ou moins conscients. La musique et le chant ont donc sur la parole l'énorme avantage de pouvoir entrer dans la folie, en quelque sorte de l'intérieur, par intuition et empathie, sans avoir à essayer d'en rationaliser les incohérences.

 

Historiquement, les scènes de folie ont été introduites dans les opéras à toutes les époques. Par souci de simplification, on regroupe en trois grandes périodes :

• La première, qui est celle de l'âge baroque, couvre les XVIIe et XVIlle siècles. Monteverdi (1567-1643), qui ouvre cet âge d'or avec son Orfeo (1603), décrit la folie criminelle de Néron dans sa dernière œuvre : “Le couronnement de Poppée” (1643). Purcell, dans “Didon et Enée” (1689), décrit, lui, par une musique sublime, la mélancolie suicidaire de Didon, abandonnée par l'homme dont elle était tombée follement amoureuse. Vivaldi, en 1727, tire de l'Arioste, un opéra “L'Orlando Furioso”, où il montre les ravages de la jalousie chez un preux chevalier. Cette folie, emblématique pendant presque un siècle, a aussi inspiré des chefs d'œuvre à Lully, Haendel et Haydn. Tous ont utilisé leur génie musical pour montrer que la jalousie, devenue délirante, enlevait à l'homme son humanité et le rendait pareil aux bêtes.

 

• La deuxième période est celle de l'opéra romantique. Elle va de la restauration au second Empire. On y trouve la scène de folie la plus extraordinaire de tout l'opéra : celle du dernier acte de “Lucia di Lammermoor de Donizetti (1835). Lucia, à qui on a imposé, pour d'obscures raisons de haine clanique, un mari qu'elle déteste, le tue le jour de ses noces et meurt dans la scène de folie la plus spectaculaire du XIXe siècle. La même année, Bellini offre au public, dans “Les puritains”, une héroïne qui devient folle le jour où elle se croit abandonnée par l'homme qu'elle aime. De façon générale, les femmes de l'époque romantique sont toutes acculées à la folie et à la mort par une société obsédée par l'argent et la réussite sociale. A l'opposé de ces “donnas abandonatas, Lady Macbeth sombre, par ambition, dans la folie criminelle (Verdi, 1846), Marguerite, infanticide par amour (Faust de Gounod, 1859) sera sauvée mais Faust, qui a vendu son âme au diable, sera perdu. Il faudrait encore citer : “Nabucco” (Verdi, 1842), ou la folie du pouvoir, “Boris Godounov” (Moussorgski, 1872), le mélancolique bourrelé de remords, Hermann de “La Dame de pique” (Tchaikovski, 1890), criminel inconscient par folie du jeu. Au XIXe siècle, presque tous les opéras romantiques comportent des scènes de folie et suivent fidèlement les découvertes de ce que l'on appelle en psychiatrie “la naissance de la clinique”, c'est-à-dire la description minutieuse des maladies mentales.

 

Photo de ” Un gelo mi serpeggia nel sen ! ...” - Andrea Rost (Lucia), mise en scène d’Andreï Serban, opéra national de Paris 1996

 

 

• La troisième période enfin concerne l'époque moderne. Elle va de la fin du XIXe siècle à nos jours et coïncide cette fois avec la naissance de la psychanalyse. C'est Richard Strauss qui ose la première scène de folie du XXe siècle avec sa “Salomé” (1905). Sans doute la plus sanglante de toutes les scènes de folie : une jeune fille, à peine pubère, qui danse et chante son désir érotique en baisant la tête de l'homme qu'elle vient de faire décapiter ! Suivent “Wozzeck” d'Alban Berg (1925), un opéra à la fois psychiatrique et social, “Peter Grimes” de Benjamin Britten (1945), drame de la pédophilie et de la fureur des foules, “Jakob Lenz” de Wolfgang Rihm (1975), génial équivalent musical de la schizophrénie.

 

Ainsi, dès sa naissance, l'opéra a rencontré la folie et ne l'a plus quittée, ce qui n'a pas manqué de faire dire à des esprits malicieux, que le vrai but de la folie à l'opéra était d'inoculer, à des sujets sains, la folie de l'opéra.

 

 

Tous les développements sur ce problème se trouvent dans l’ouvrage suivant :

La folie à l'opéra - Jacqueline Verdeau-Paillès, Michel Laxenaire, Hubert Stôcklin - Buchet-Chastel, Paris, 2006, 490p.