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UNE EPIDEMIE DANS UN VILLAGE LORRAIN AU XVIIIe SIECLE

 

Claude PERRIN

 

La survenue et le développement d’une épidémie, quelle qu’en soit l’importance, est source d’intérêt et d’émotion à quelqu’époque qu’elle se produise ; intérêt, car, outre l’énigme qu’elle pose, chaque épidémie est l’occasion de vérifier une certaine constance dans les réactions et les comportements humains, émotion, on ne peut rester insensible à la détresse et au désarroi quand le malheur frappe si durement et de façon si injuste une population pacifique et laborieuse, car on assiste alors à un enchaînement inexorable qui conduit à l’horreur. Par sa faible durée et son peu d’étendue, l’épidémie qui survint dans le village lorrain de Moivron en 1777, a presque valeur de modèle expérimental ; elle s’est déroulée sous les yeux d’un observateur de grande qualité qui en a fait une relation consignée l’année même dans un bref opuscule de 90 pages.

L’auteur, M. Read, est un médecin messin, ci-devant médecin des Armées, de l’Hôpital militaire, des Prisons royales et du dépôt de Mendicité ; il est également Inspecteur des Eaux minérales de la Province des Trois-Évêchés ; ces titres lui confèrent indéniablement expérience et compétence pour faire face à un drame collectif de la nature et de l’ampleur d’une épidémie et d’y mener une véritable enquête. Se trouvant ainsi désigné à l’attention de M. de Calonne, intendant de la Province des Trois-Évêchés, celui-ci décida de l’envoyer à Moivron. La lecture de l’avant-propos est extrêmement instructive, car elle nous éclaire sur le jugement de l’auteur en matière de «maladie ordinaire» où il ébauche des convictions hippocratiques sur le déterminisme des maladies et sur son attendrissement (le mot est de lui) face à une épidémie qui frappe aveuglément une population de gens sobres et travailleurs dont il souligne la beauté, et n’ayant en rien démérité. Read a, en outre, l’extrême modestie d’indiquer que l’épidémie a cessé d’elle-même dès le lendemain de son arrivée avant même qu’il ait pris la moindre mesure à son encontre.

A quel genre d’épidémie Read eut-il affaire ? Il la décrit sous le nom d’esquinancie gangréneuse pétéchiale. Qu’est-ce à dire ? Seul le terme d’esquinancie paraît aujourd’hui abscons. Notre confrère Littré indique que ce mot, qu’on retrouve tant en provençal qu’en italien ou en espagno1, qualifie une angine qui rend haletant et fait tirer la langue comme le chien qu’on étrangle. Effectivement, la maladie qui débuta au début de novembre 1777, s’en prit à enfants et adolescents et se manifesta sous la forme d’une vive douleur des parties externes et internes de la gorge ; « ils rapportoient presque tous cette douleur au cartilage thyroïde extérieurement et intérieurement à la base de la langue. Bientôt les amigdales s’enflammoient, se tumefioient, le cou s’enfloit, la langue s’épaississoit, et se couvroit d’aphtes; la respiration étoit gênée, la déglutition difficile ».

Fièvre et frissons inaugurent la maladie et l’auteur signale “dans le moment de l’invasion un pouls grand, dur et vif et qui perd ce premier caractère le troisième quatrième Jour”, sans oublier “une douleur gravative à la partie antérieure de la tête, un assoupissement continuel, un délire obscur”.

Quant à la gangrène, Read en décrit les caractères sans équivoque “le principe putride s’annonçait bientôt par des nausées, la fétidité de l’haleine, la saburre de la langue ...” Il revient plus loin sur “l’écoulement d’une matière sanieuse et ichoreuse par le nez, les oreilles et les yeux» et il ajoute: «La puanteur de ces écoulements étoit telle, que les malades ne pouvoient la supporter lorsqu’elle leur étoit propre, encore moins lorsqu’elle provenoit de malades placés dans leur lit, même dans leur chambre”. Read décrit minutieusement les taches pétéchiales

et leurs différentes modalités d’apparition et de disparition, mentionnant : “une efflorescence farineuse qui tomboit quelques jours après en desquamation furfuracée”. Tout est décrit avec une extrême minutie en des termes précis. De quelle maladie pouvait-il bien s’agir ? : angine diphtérique, mononucléose infectieuse, scarlatine maligne ? Philippe Canton et moi-même, dans une étude antérieure, avions retenu cette dernière hypothèse en raison de la sévérité du tableau inaugural, de la notion de vomissements, et enfin de la desquamation “furfuracée” qui pourrait faire suite à une éruption purpurique.

Bien entendu, Read recherche dans l’Histoire et les écrits de différents auteurs anciens dont le «divin Vieillard» (Hippocrate), une description qui pourrait le mettre sur la piste du diagnostic ; s’il n’y parvient pas vraiment, du moins retrouve-t-il trace dans les écrits des auteurs de son temps, d’une épidémie analogue à celle de Moivron, et qui aurait sillonné plusieurs royaumes d’Europe pendant une soixantaine d’années, “sans cependant s’être jamais manifestée avec un appareil aussi destructeur, avec un caractère de pestilence aussi évident qu’elle l’a fait dans l’Esquinancie gangrèneuse pétéchiale de Moivron”. Quant à la cause, il croit l’avoir trouvée dans les conditions climatiques particulières de l’année 1777 (chaleur automnale intense et prolongée faisant suite à un été particulièrement pluvieux) favorisant le rejet “des molécules putrides animales et végétales accumulées dans le sein de la terre par le défaut d’évaporation successive qui s’en fait régulièrement tous les étés”. Il souligne au passage un aspect, sans doute banal à cette époque, mais qui a de quoi surprendre un lecteur 200 ans plus tard, à savoir “les cadavres de quantités de chevaux non enterrés, et répandus ça et là dans les environs de village”.

L’impact de l’épidémie sur la population de Moivron et celle des villes du voisinage est bien noté ; les habitants de Moivron ne peuvent plus vaquer à leurs travaux (notamment ceux de la vigne en cette saison de vendange) pour s’occuper du soin des malades. La crainte de la contagion éloigne les marchands précisément au moment de l’emplette des vins. Toutes les denrées en provenance de Moivron sont rejetées “avec effroi” dans les villes voisines “lors même que 1e fléau de l’épidémie eut cessé ses progrès”.

Read nous livre ainsi à quelques années de la Révolution, une relation attachante, documentée, riche d’enseignements, et, ce faisant, il fait preuve de qualités indéniables d’observateur sagace et méticuleux. Il mérite, à ces titres, d’être tiré de l’oubli.